Lire l'article sur le portrait du Rhône publié par Luc Long dans le catalogue de l'exposition César le Rhône pour mémoire (Arles : Actes Sud-MDAA, 2009)
Lire l'article sur le portrait du Rhône publié par Flemming Johansen dans le catalogue de l'exposition César le Rhône pour mémoire (Arles : Actes Sud-MDAA, 2009)
La mise au jour en 2007, en rive droite du Rhône, à Arles, d’un portrait inédit de Jules César, vraisemblablement exécuté de son vivant et qu’il faut considérer aujourd’hui comme un unicum, a constitué un évènement archéologique d’une importance considérable. Cette découverte, au demeurant, n’a en soi rien d’étonnant dans un quartier suburbain qui était jusque-là fort mal connu. L’émergence dans un contexte archéologique indéniable et monumental de très nombreux vestiges liés au quartier implique de reconsidérer l’activité économique et la densité urbaine, privée, religieuse et publique de cette rive Le recensement dans le fleuve de blocs architecturaux d’époque proto-augustéenne, d’un profil chronologique plus ancien que celui de la plupart des vestiges découverts à Trinquetaille, peut justifier la présence d’un portrait honorifique du conquérant des Gaules. Placé dans un espace public lors de la fondation de la ville, il peut s’agir d’un trophée ou d’un monument triomphal depuis lequel le regard de César embrassait le Rhône et contemplait la jeune colonie. Si on ne peut d’emblée le rattacher à une statue en toge, il pouvait être inséré dans une statue héroïsante ou, plus simplement, comme le propose Flemming Johansen, sur une gaine d’hermès. La découverte dans le Rhône, sur cette même rive, d’un portrait supposé de Lépide, qui proclama César dictateur en 49 avant J.-C. et fut, avec lui, le cofondateur de la colonie d’Arles, laisse penser que ces édifices attachaient sans doute beaucoup de sens aux données politiques et historiques qui venaient de marquer la naissance de la cité.
Au niveau des caractéristiques physionomiques de ce portrait, on note la pomme d’Adam saillante, surmontée d’une fossette supra-thyroïdienne profonde, un menton large et prononcé. Petite et précise, la bouche est un peu pincée ; les lèvres fermes sont bien dessinées, avec une lèvre supérieure fine et une lèvre inférieure plus courte, plus charnue. Les longues et profondes rides naso-labiales disposées en parenthèse autour de la bouche évoquent les stigmates de l’âge. Le plan des joues, démaigri au dessus du maxillaire, fait ressortir les pommettes. Le nez paraît très légèrement empâté au niveau des narines. La fracture, qui a emporté la moitié inférieure du nez et toute une partie de l’arrête nasale, laisse penser à tort que ce nez aquilin était busqué. Bordés de paupières ourlées et épaisses, les yeux vifs, en amande, n’ont pas un contour absolument symétrique. Les globes oculaires sont petits, plats au centre, très peu saillants et à peine arrondis sur les bords. Très nettement figurée, la glande lacrymale illustre le soin anatomique précis accordé à cette œuvre sans doute très ressemblante à son modèle. Le regard, d’une très grande intensité, est dirigé en face et semble scruter le lointain. Le profil du globe oculaire est rectiligne et vertical. L’arcade sourcilière, proéminente et étirée, laisse dans l’ombre une partie de la cavité orbitale. L’arrête sourcilière s’estompe vers l’extérieur de l’œil et vers la tempe. Elle se confond avec un renflement de chair convexe qui s’appuie sur la paupière supérieure. Cette dernière présente un soin particulier dans l’incision profonde près du nez, sous l’arcade sourcilière. Elle dépasse de l’angle externe de la paupière inférieure, qui est plus épaisse et forme, après l’ourlet finement suggéré, une poche sous l’œil. Marqués par un relief où de très courtes et fines incisions simulent la pilosité, les sourcils soutiennent par leur froncement les deux rides transversales du front et accentuent la force du regard. A l’angle externe de l’œil, cinq ridules incurvées révèlent un autre signe de l’âge avancé du modèle. Sur le front, sont imprimées deux larges rides horizontales, parallèles et légèrement incurvées au centre. Une troisième ride frontale est à peine esquissée sous la mèche de cheveux frontale. La plus basse des rides frontales est rejointe par l’une des deux ridules verticales de la glabelle (rides du lion). A droite, la deuxième de ces petites rides verticales est un peu moins profonde. Les oreilles, au cartilage découpé avec soin, sont légèrement décollées. L’oreille gauche, décalée en arrière, est légèrement plus haute que la droite. Ce détail est encore plus perceptible depuis l’arrière. Strié d’incisions parallèles, le dos du pavillon n’est pas entièrement dégagé de la masse crânienne.
Les cheveux, aux pointes finement ciselées, ondulent en de multiples directions et donnent l’impression d’une matière réelle et vivante. Sculptés mèche après mèche, avec une précision scrupuleuse, ils sont ramenés sur le devant de la tête en mèches incurvées. De chaque côté du front largement échancré, ils démarquent deux golfes dégarnis. Sur les côtés et sur l’arrière, ils sont faits de mèches aérées en forme de boucles, toujours incisées au ciseau d’un sillon fin, sans l’usage du trépan. A l’arrière de la tête et au niveau des oreilles, la coiffure est sculptée avec le même soin. Elle se compose de mèches en volutes plus épaisses, ramenées vers l’avant, dont les pointes sont parallèles aux plis du cou. Si l’arrière du crâne est incomplet, son côté droit laisse un peu mieux percevoir la disposition capillaire sur le cou. Des mèches courtes, en goûte d’eau, descendent très bas sur la nuque. Si cette disposition des mèches derrière les oreilles préfigure l’ordonnancement soigné et stéréotypé de l’époque julio-claudienne, la coiffure basse, non dénuées de fantaisie, renvoie à des portraits de la fin de la république. Cette coiffure tombant sur la nuque est également attestée sur les monnaies à l’effigie de Jules César, frappées en 44 avant J.-C. Au sommet du crâne, au niveau de la découpe du marbre, seule la partie avant du vertex est conservée, avec ses longues mèches rayonnantes, tandis qu’en avant, une touffe de cheveux en forme d’épi épaissit le volume capillaire du crâne et masque les traces d’une éventuelle « selle crânienne » ou clinocéphalie. On peut se demander si cet épi n’est pas une mèche postiche.
Les principaux portraits de César : les César posthumes
Par son originalité, le portrait du Rhône échappe à la connaissance et perturbe la méthodologie d’étude des images stéréotypées qui constituent aujourd’hui l’essentiel du corpus des portraits de César, dont il se démarque. César utilisa largement la statuaire pour asseoir son pouvoir et sa popularité, mais sur près de 200 portraits qui le représentent, F. Johansen rappelait que seuls 20 ou 25 sont antiques, les autres sont des faux d’époque moderne. Dans ce petit groupe, le portrait du Rhône, aux traits nettement personnalisés, présente des variantes morphologiques qui lui sont propres. Mais tous les portraits de César affichaient déjà entre eux des dissemblances qui sont liées à l’image idéalisée que les Romains se sont forgée de lui à divers moments de l’Antiquité. Ainsi, parmi les représentations de César reconnues officiellement, dont la plupart ont généré des répliques, un grand nombre de prototypes ont une physionomie qui leur est propre. C’est le cas, pour citer les plus prestigieuses, du portrait en marbre de Tusculum à Turin, du portrait en schiste de Berlin, dénommé le « César vert » et régulièrement controversé, de celui en marbre du musée Chiaramonti au Vatican, du Camposanto de Pise, de l’effigie monumentale du musée de Naples, de l’effigie couronnée de Thasos, rattachée parfois à Claude… Toutes ces représentations sont en grande majorité posthumes et ne contribuent sans doute guère à nous renseigner sur le véritable visage du dictateur. Elles illustrent un César divinisé, idéalisé et sans âge, à l’expression sèche et sévère qui convient mieux à la propagande augustéenne. C’est en effet sans doute sous ces traits qu’Auguste voulait qu’on imaginât son père adoptif, incarnation idéale du souverain, fondateur de l’Empire romain. Les archétypes de deux séries célèbres, peut-être exécutés à l’origine sur la base d’images authentiques largement remaniées après la divinisation de César, en 42 avant J.-C., sont le portrait du Musée Chiaramonti au Vatican et celui du Camposanto de Pise. Ces deux têtes de série, ou « Leitstück », de conception synthétique et idéalisée, ne présentent aucun des traits véristes que l’on connaît sur les effigies césariennes du monnayage de 44 avant J.-C.. Ils sont sans doute devenus des représentations « canoniques » du père de la patrie à l’époque où se met en place la propagande du pouvoir et l’image officielle du Prince. Sur ces deux portraits de César, la divergence des boucles de cheveux sur la partie gauche du front annonce des indices capillaires augustéens : une pince au-dessus de l’œil gauche, une fourche au-dessus du droit. Certains spécialistes les considèrent issus du même modèle, le portrait de Camposanto dérivant du Chiaramonti. En dépit de différences physionomiques notables, dans les deux cas le visage est allongé, anguleux, tendu par la puissance et la volonté, les joues sont creuses, les lèvres serrées, la frange horizontale de cheveux sur le front efface tout souvenir de la calvitie (Suétone : César, 45). Ces portraits, à l’air impérial, correspondent à l’esprit du temps et à l’idée qu’on se faisait du dictateur à une époque où une partie de ses anciennes effigies avaient été remplacées, voire vandalisées au soir du 15 mars 44, lorsque le peuple se mit à crier «A bas la Tyrannie ». Elles ont pu souffrir de la vindicte de l’une des factions du peuple romain, lorsqu’Antoine, Lépide et les amis de César, prêtant aux conjurés des forces considérables, s’enfuirent pour se cacher. Un mois auparavant, dans la prudente démarche du dictateur vers la monarchie, ses statues avaient déjà provoqué des polémiques. Contrairement aux effigies officielles d’Auguste, ou tous les types de « Prima Porta » sont codifiés et mécaniquement standardisés, il n’existe vraisemblablement pas à l’époque républicaine un portrait figé de César. Ainsi, celui découvert dans le Rhône, en l’état actuel des connaissances n’a visiblement pas connu de réplique et peut désigner un unicum, une commande ponctuelle, ou ouvrir la voie à la production d’un atelier local ou provincial et non pas « stadtrömish » d’Italie.
Le portrait de Tusculum : L’image de César à la fin de sa vie
Un seul portrait considéré comme une représentation du vivant de César mérite notre attention et doit servir de référent à l’authentification du personnage du Rhône. Il s’agit du portrait dit du Castello di Aglié, conservé aujourd’hui au Musée archéologique de Turin et découvert à Tusculum en 1825, lors des fouilles du forum menées par Lucien Bonaparte. Le crâne allongé, le front haut, les tempes creuses, la calvitie prononcée avec ces deux grandes plages dégarnies encadrant une mèche de cheveux centrale, rase et ramenée en avant -qui coïncide avec les commentaires de Suétone sur la base de sources plus anciennes- la maigreur extrême du visage et du cou, les rides et les plis profonds sur le front et les joues, le rendu réaliste des stigmates de l’âge, enfin, les cheveux sur la nuque qui marquent peut-être d’un faux pli le port d’une couronne. Tous ces détails situent sa réalisation dans les dernières années de vie du dictateur ou peu après sa mort. C’est en le comparant aux deniers de M. Mettius, avec lesquels ce portrait est le plus ressemblant, que Mauricio Borda reconnut Jules César. Seuls supports associant une effigie, une légende et une titulature, les monnaies constituent l’une des principales sources d’identification des portraits. Frappés en 44 et 43 avant J.-C., par le collège des quattuorviri monetales, ces deniers d’argent sont remarquables par l’exagération quasi caricaturale des traits du modèle, alors âgé de 56 ans. On y découvre le profil d’un César extrêmement vieilli, au cou maigre, sillonné par la marque des tendons. Légèrement restaurée sur le côté gauche, le portrait de Tusculum est peut-être la médiocre copie d’un original en bronze. Il constitue déjà pour certains spécialistes une forme atténuée du portrait réaliste républicain dont le type est très répandu vers le milieu et dans toute la seconde moitié du Ier siècle avant J.-C. Le portrait de Tusculum présente deux déformations pathologiques congénitales mises en évidence par M. Borda. La première donne au crâne dolichocéphale un aspect légèrement ensellé (clinocéphalie) que l’on retrouve sur les monnaies. La seconde accentue l’étrange assymétrie du volume crânien sur le côté pariétal gauche (plagiocéphalie) et surcreuse sa partie postérieure. On a avancé l’idée que ce portrait très fortement individualisé pouvait dériver du masque funéraire de César. On sait par Appien qu’un portrait de cire grandeur nature fut disposé à côté de la dépouille du dictateur, à ses funérailles.
Tusculum et Arles, un même homme
Le portrait de Tusculum et celui du Rhône présentent des caractéristiques communes, même si ce dernier a un visage plus large, plus charnu, plus dynamique et une force expressive infiniment plus marquée. Le portrait de Tusculum s’arrête à la base du cou et s’encastrait peut-être dans un togatus, tandis que le second descend jusqu’au départ des clavicules et pouvait être fixé sur un hermès. De face, on retrouve sur ces deux représentations la même physionomie générale du visage et du crâne, avec un front redressé, proéminent, et un globe pariétal bombé de chaque côté. Certaines difformités sont beaucoup plus accentuées sur le portrait de Tusculum. Les yeux, le nez, du moins la partie conservée de celui d’Arles, et le bas du visage, ont la même forme, la même symétrie. On distingue dans les deux cas un cou allongé, marqué de plusieurs plis, la pomme d’Adam saillante, de petits yeux enfoncés dans les orbites, la disposition décalée des oreilles, les rides de vieillesse et d’expression, notamment les longues naso-labiales et celles des sourcils, le front large, haut et plissé, marqué par les profondes rides du lion, la calvitie avancée, partiellement masquée par une mèche de cheveux ramenée en avant par vagues successives, enfin la même organisation des boucles de cheveux sur les tempes. Pour faciliter le travail de comparaison, des moyens technologiques nouveaux qui permettent de superposer les sculptures ont été mis en œuvre, ainsi qu’un examen médicolégal. Les deux portraits ont été scannés afin d’obtenir des représentations numériques en images de synthèse et des moulages en résine grandeur nature. Quelques points de repère ont été sélectionnés par des spécialistes de médecine légale et d’anthropologie judiciaire de l’université d’Aix-Marseille, sur les deux bustes, en fonction de leur localisation anatomique « peu variable » au cours de la vie de l’individu. Il s’agit des cantus internes et externes des yeux, de la partie supérieure du nez et de sa partie inférieure. Afin de pouvoir orienter au mieux les reconstructions, les commissures labiales ont été prises en compte (l’absence de sourire évident rendant acceptable cette estimation de position anatomique). Sur la base de ces 8 points de repère (ou « landmarks »), les reconstructions ont été superposées par le logiciel en minimisant la distance entre les « sets de landmarks » de chacune des statues. L’image résultante présente une bonne superposition des reconstructions, les visages paraissant « se compléter ». On peut ainsi noter que le nez du portrait de Tusculum remplace la partie manquante de celui d’Arles. De plus, les cantus et les commissures labiales, ainsi que la hauteur du nez, se superposent sans nécessiter la mise à l’échelle des deux reconstructions.
Ce détail rappelle peut-être ici l’utilisation par les sculpteurs de la technique de mise-aux-points. Elle consiste à mesurer l’écart entre deux repères particulièrement significatifs sur le portrait modèle et à reporter les proportions sur ses copies, garantissant ainsi leur ressemblance avec l’original. Les chercheurs qui ont effectué ces analyses ont pu d’autre part observer des points de ressemblance anatomique au niveau de la glabelle, notamment les « rides du lion », au niveau des rides du cou (partie antérieure des muscles sterno-cleïdo-mastoïdiens) ; des plis naso-géniens nettement marqués, de la constriction au dessus du cartilage thyroïde. Cette fossette supra thyroïdienne constitue une marque individuelle particulière. Enfin, il n’a pas échappé à ces spécialistes que le portrait du Rhône présentait lui aussi une hypertrophie temporale sur le côté gauche, signe de plagiocéphalie. Enfin, le dessin de profil, lien fondamental avec les monnaies, est identique sur les deux représentations. Il suit dans les diverses divisions étagées du visage, un contour superposable, d’échelle identique. On retrouve cette ambivalence dans le modelé arrondi du cou et du menton, la forme de la bouche, l’angle de chute de la lèvre supérieure, le visage émacié, les arcades sourcilières étirées, le ressaut à la base du nez, la forme du front, l’indice capillaire et la partie sommitale du crâne. Si l’arrière de la tête et une partie du nez font défaut au portrait du Rhône, la superposition des modèles numériques a démontré que le nez de Tusculum remplace la partie manquante de celui d’Arles. En dépit de l’aspect extrêmement abrasé du portrait de Tusculum, du à une ancienne restauration, il est clair que ces deux portraits, exécutés par des sculpteurs de niveau très inégal n’appartiennent pas à la même série, ni au même atelier. A la différence du « caricatural » portrait de Tusculum, à la plastique linéaire, aux globes oculaires exorbités, aux rides et aux plis simulés par de simples incisions graphiques, le tout sans grande vocation esthétique, celui du Rhône constitue un véritable chef-d’œuvre du portrait romain républicain. Il restitue avec naturalisme voire hyperréalisme certaines caractéristiques fixées sur celui de Tusculum, mais le rendu de la chair, le modelé et la mobilité du visage y sont beaucoup plus poussés. On retrouve l’influence des modèles hellénistiques où le sculpteur a su opposer aux marques de l’âge la vivacité de l’esprit et le charisme de la personnalité. Il s’émane toutefois du portrait du Rhône aucune idéalisation, aucune tristesse, aucune mélancolie, aucune expression lointaine qui pourrait le ranger dans la catégorie des portraits funéraires. On ressent au contraire un réalisme sans pitié, une expressivité très forte, une réelle impression de vie. Si un léger pathétisme se dégage de l’attitude un peu penchée à droite, il n’altère rien de l’énergie et de la pénétration psychologique que dégage ce portrait, reflets du charisme politique et des valeurs des maiores de la République. Parmi les vertus de l’homme d’Etat qui définissent l’expression globale du portrait du Rhône, on ressent l’auctoritas, la gravitas et la severitas, cette rigueur morale à laquelle Auguste cherchera à redonner son lustre au lendemain des guerres civiles[1]. Mais à cette force sereine, à cette fermeté inflexible, le portrait du Rhône ajoute une expression plus humaine, avec quelque empreinte d’amabilité, autour de la bouche. Ne croirait-on pas discerner, en effet, cette clementia dont César fit si souvent preuve à l’égard de ses ennemis, notamment au lendemain de Pharsale.
D’autres détails mettent en relief des différences notables. De face, le cou sur le portrait du Rhône est plus fort, le visage est plus plein, plus charnu, d’ailleurs plus conforme aux descriptions de Suétone. Les yeux sont plus enfoncés, les sourcils plus épais, le haut du crâne plus arrondi. Le modèle est indéniablement plus vigoureux et correspond selon nous à une représentation de César un peu plus jeune, moins marquée par la maladie et l’usure du pouvoir. Une autre monnaie, frappée cette fois à Vienne, vers 40-30 avant J.-C., qui représente Jules César, à gauche, chauve et sans couronne, avec Octave à droite (DIVI FILIVS), rappelle également la physionomie de notre portrait. Au bilan, la similitude des traits, leur conformité avec ceux que l’on prête habituellement au dictateur, au vu des études iconographiques qui lui ont été consacrées, notamment sur la base des monnaies et du portrait de Tusculum, ont fini de forger notre conviction première.
Datation
Du point de vue stylistique, cette effigie, au réalisme brutal et direct, s’inscrit pleinement dans l’art du portrait romain de la fin de la République. Par une maîtrise technique exceptionnelle dans l’expression du regard et le rendu de la chair, qui ne fait aucune concession aux défauts physiques, ni aux marques de l’âge, cette œuvre exprime la force d’une volonté qu’inspire la virtus politique. Cette phase de vérisme expressionniste qui marque le milieu du Ier siècle avant J.-C., n’a eu semble-t-il qu’une durée relativement courte, peut-être deux générations. Ces tendances caractéristiques du portrait d’Arles s’accordent avec la facture des yeux, aux globes oculaires petits, plats au centre et à peine arrondis sur les bords, dont la datation est proche de la fin de la République, entre 60 et 40 avant J.-C. La précision du traitement de la chevelure, qui ne dément pas une datation précoce, et la coiffure basse, d’autre part, pour ce qu’on en discerne sur le profil gauche, renvoie à son tour à des portraits de la fin de la République. C’est notamment le cas, dans les collections du Louvre, des portraits d’inconnus, Ma 4515 d’époque républicaine, Ma 4509 du milieu du Ier siècle avant J.-C. et Ma 999 de la fin de l’époque républicaine. La même organisation de la chevelure en mèches courtes sur la nuque se retrouve, par ailleurs, sur le portrait romain IN 3609, conservé à la glyptothèque de Copenhague et daté du milieu du Ier siècle avant J.-C. Les qualités plastiques du portrait du Rhône rivalisent avec l’art affirmé des plus beaux portraits romains du milieu du Ier siècle avant J.-C. Parmi eux, la statue d’un « général » découverte en 1925 dans les ruines du temple d’Hercules Victor, à Tivoli, offre dans le modelé du visage la même facture, la même tension musculaire, la même dynamique de l’expression. Cette statue héroïque, d’influence hellénistique, qui combine un portrait réaliste aux rides profondes, très individualisées, et un corps idéalisé, est datée entre 70 et 60 avant J.-C. Une autre piste est fournie par l’art monétaire du Ier siècle avant J.-C., qui adapte le réalisme romain à ses propres exigences. Sans pouvoir démontrer que l’effigie monétaire a un modèle sculptural, elle est solidaire d’un mode plastique et reprend sur un seul profil, en les simplifiant, les techniques du réalisme sculptural. Le denier du monétaire C. Coelius Caldus, qui fit frapper en 62 avant J.-C. l’effigie de son grand-père, consul en 94, démontre déjà l’intérêt du graveur pour les particularités physiques et les signes de l’âge. Du point de vue chronologique, la ressemblance stylistique entre la monnaie de Caldus et le portrait en ronde bosse du Rhône, qui sont d’un esprit comparable, est intéressante. Enfin, les caractères véristes, sobres et méticuleux du profil, sur le portrait du Rhône s’accordent avec celui des monnaies frappées à l’image de César, quelques mois avant son assassinat, en 44 avant J.-C. Jules César fut en effet le premier, à Rome, à s’arroger de son vivant le droit d’émettre des monnaies à son effigie. C’est le cas notamment des émissions de M. Mettius, à la légende DICT QUART, dans lesquelles A. Alfödi voit « le véritable visage de César ». Au vu de ces arguments, une chronologie comprise entre 60 et 40 avant J.-C. paraît convenir à notre portrait. Les signes distinctifs qui caractérisent ce portrait, recentrent sa chronologie entre le milieu du Ier siècle et l’assassinat de César.
Conclusion : Le portrait du Rhône, image du fondateur de la colonie
L’étude, qui repose aujourd’hui sur un faisceau d’arguments d’ordre stylistique, anatomique, géologique et historique, tend à confirmer que le portrait découvert dans le Rhône s’accorde bien avec la physionomie très individualisée du dictateur, au moment de la fondation de la colonie romaine d’Arles. Il paraît peu probable à une période aussi précoce, que selon la théorie du « visage d’époque » (Zeitgesicht), un magistrat romain ou l’un des notables locaux aient souhaité se faire représenter à la façon de César. On peut se demander en effet, à un moment où l’image de César n’est pas encore stéréotypée, quel notable fraîchement romanisé a souhaité lui ressembler, dans un marbre exceptionnellement rare et sous le ciseau d’un artiste hors du commun. Dans les provinces, à cette époque, les portraits des élites municipales sont le plus souvent en calcaire local et n’atteignent jamais un si haut niveau de qualité. Les portraits républicains, en outre, sont souvent anonymes puisqu’ils échappent au principe de sériation et de diffusion politique. Le César du Rhône obéit à cette logique et ne se rattache, du coup, en raison de sa datation haute, à aucune série connue. La provenance orientale du marbre, depuis des carrières phrygiennes qui fonctionnent à l’époque républicaine, et la facture de l’œuvre, dans la plus pure tradition du portrait républicain, en font probablement le produit d’un grand sculpteur de l’Urbs. Cependant, l’utilisation d’un marbre grec d’Asie, peut tout aussi bien suggérer l’œuvre d’un praticien romain qu’une sculpture d’importation. Il faut, par ailleurs, souligner la présence d’un bloc de marbre du Dokimeion sur le site d’une épave qui, en France, à Marseillan (34), a livré les œuvres remarquables que sont l’emblema de Marsyas, la statue en bronze d’un Eros, ainsi que l’effigie d’un enfant royal que Claude Rolley rattache à Césarion. Cette épave, Riches Dunes 4, datée vers 30-10 avant J.-C., fournit donc le cas d’un transport d’œuvres d’art associé à un bloc de marbre prêt à être taillé. Datation et contenu renvoient au cercle de César et l’ensemble démontre que l’étendue des hypothèses peut aussi inclure le cas de matières premières sculptées sur place et souligne l’association de ce marbre à des œuvres de premier plan.
Au bilan, il existe suffisamment de signes distinctifs communs entre le portrait du Rhône et celui de Turin, qui constitue pour nous un modèle anthropologique reconnu de César, pour considérer que le portrait du Rhône est bien une effigie du dictateur. En dépit de certaines divergences faciales, leur profil sont très proches et présentent un lien étroit avec celui des premières émissions monétaires à la légende DICT QUART. Mais par sa physionomie et ses qualités plastiques, le portrait d’Arles constitue selon nous un type iconographique distinct, peut-être le plus ancien dans la série des représentations de César, à une époque où aucune image précise du dictateur n’est encore fixée. De fait, la mise en place à Arles, dès 46 avant J.-C., d’un portrait du père fondateur de la cité, antérieur à ses premières effigies monétaires, n’a rien d’illogique.
En 2007, à sa sortie de l’eau, l’identification fut spontanée. Il semblait, en effet, extrêmement vraisemblable que cette belle, puissante et expressive tête de marbre, au regard pénétrant et incomparable, fût l’effigie de Jules César. Depuis, cette intuition s’est confirmée. La découverte de ce portrait offre désormais de nouvelles perspectives et impose de reconsidérer le corpus des effigies de César qui va sans aucun doute se renouveler.
©Luc Long
Tiré de : Le regard de César, Luc LONG, dans « César, le Rhône pour mémoire », catalogue de l’exposition du MDAA, Actes-Sud, 2009
Christine Albanel, ministre de la culture, découvre avec Luc Long le buste de Jules César à Arles en 2008
© Frédéric Speich, La Provence